founding declarations and texts
"La mobilité internationale: une condition préalable pour le dialogue (...)

"La mobilité internationale: une condition préalable pour le dialogue interculturel"


Article IEMed
Annuaire de la Méditerranée, huitième édition
Section "Bilan"
Par Ferdinand Richard


Dans le concert global, "mobilité" et "dialogue inter-culturel" participent désormais du quotidien.
Pourtant, face à l’urgence des orientations, les nations comme les autorités locales (ou les coalitions et réseaux des unes et des autres) ne regretteront pas de prendre le temps d’interroger ces mots, car toute confusion sur leur signification pourra avoir des conséquences coûteuses. Collectivement, ces autorités font face à des futurs politiques de nature différente, voire antagoniste, et chacun des niveaux de pouvoir devra rapidement exprimer ses choix et ses stratégies.

"La mobilité et le dialogue, certes, mais pour quel objectif ?" est une question brûlante qui mérite un peu d’observation politique.

Pour tenter cette indispensable clarification, il convient d’examiner tout ce qui a pu contribuer au changement depuis le moment où l’inégale relation coloniale a du formellement s’effacer, moment qu’on fixera de manière plus ou moins précise aux années soixante, qui verront simultanément, et ce n’est pas un hasard, les indépendances africaines et l’émergence de l’Europe.


Ce continuum ets toujours en cours, mais, oûtre le fait qu’il soit poussé par la montée en puissance des outils de coopération, il est traversé aujourd’hui par deux changements de paradygme, deux aboutissements, qui affectent directement notre sujet:

1- Particulièrement en Méditerranée, la notion de "dialogue interculturel" a été essentiellement portée par une relation inter-ministérielle, un "dialogue des ministères de la Culture" plutôt que par un dialogue des Cultures elles-mêmes, comme une sorte de continuation de la "diplomatie d’influence", encore récemment évoquée par le précédent Ministère des Affaires Etrangères français (cf. lettre de cadrage de Bernard Kouchner sur la diplomatie culturelle, sept.09 voir note ci-dessous en italique, à mettre en bas de page), et essentiellement organisée autour des relations culturelles inter-étatiques.

"La mondialisation s’accompagne d’une compétition accrue dans tous les domaines. La prospérité et la sécurité de notre pays, la promotion de nos intérêts et de nos valeurs passent par une capacité renforcée à projeter notre langue, notre culture, nos idées, notre vision de la société et du monde". IN Réforme de la Politique Culturelle Extèrieure, 26 décembre 2009

De manière logique, tous les aspects logistiques liés à ce niveau d’échanges, et en particulier le financement de la mobilité culturelle ou artistique, ont été traditionnellement intégrés dans les lignes budgétaires afférentes. L’objectif de la mobilité culturelle était clairement lié au rayonnement des cultures nationales, ou locales, et rarement entendu comme un facteur de développement.
Mais depuis deux décennies, de manière presque mécanique, l’impact politique des fonds de développement régionaux, effet lié à la construction de l’Europe, renforce une certaine autonomisation des collectivités territoriales, installant une convergence graduelle des autorités locales vers une sorte de fédéralisme différencié, où l’identité culturelle locale, éventuellement renforcée par le besoin de consolider une "attractivité touristique", joue un rôle essentiel, pour le pire comme pour le meilleur.

De plus, à l’époque de la globalisation des conflits, le paradoxe veut qu’un certain nombre de tensions, souvent liées à des causes d’ordre culturel, ne sauraient être réglées par la seule volonté des diplomaties nationales. La "discussion de voisinage" est souvent la seule clef de conflits épineux et anciens.
Nous assistons ainsi à un glissement de souveraineté, à l’émergence d’une diplomatie territoriale à côté des diplomaties nationales.

Quoi d’étonnant, par conséquent, à ce qu’un des documents-cadre des politiques culturelles locales, l’Agenda 21 de la Culture, ait été produit par le réseau mondial de la gouvernance locale, Cités et Gouvernements Locaux Unis ?

2- Au niveau européen, le Traité de Lisbonne, instaurant compétitivité et créativité, a renforcé les missions et les objectifs des élus locaux en la matière.
Face à ses électeurs, aucun décideur politique local, quelque soit sa couleur politique, n’oserait clâmer que créativité et attractivité sont inutiles au projet de son territoire.
Il en découle que l’avenir commun des habitants de ces collectivités ne saurait s’envisager sans créatifs de bon niveau, ce qui explique aussi l’accélération de ce "transfert d’intéret pour la chose artistique" de l’Etat vers les autorités locales, qui, dans de nombreux cas faut-il le rappeler, en étaient déjà les principaux financeurs.
Ceci se double inévitablement d’un positionnement international, ou plus exactement "extra-local", de la collectivité locale, cette capacité d’attraction étant évidemment tournée vers l’extèrieur.
Se conjuguant à l’indiscutable effet "Capitale Culturelle Européenne", (mettant en avant l’échelon local, et dont aucun Etat ne saurait se priver quand bien même les candidatures se suivent avec un bonheur inégal), ce transfert d’intéret et d’objectifs va s’enraciner durablement à travers un certain nombre de traités internationaux, tels que la Convention UNESCO de 2005 sur la Diversité Culturelle, qui, elle aussi, insiste sur la dimension territoriale de la Culture, comme sur sa contribution au développement local, ou encore le Traité de Lisbonne qui, dans le cadre européen, met en avant la nécessité, induite par la compétitivité, des alliances entre collectivités.
Comme tout traité international, ces deux derniers engagements sont censés être contraignants, et même si l’on peut doûter de leur application par la force, ils n’en restent pas moins des symboles d’engagement dénués de toute ambigüité.
Les autorités locales le savent autant que les états.





Sur le terrain même de la mobilité, que s’est-il passé durant les cinq dernières années ?
Il est difficile d’apporter une réponse exhaustive à cette question, compte tenu du fait que la communication de la plupart des opérateurs de la mobilité s’est beaucoup concentrée sur leur périmètre et leur destinataires, sans nécessairement chercher une communication globale, et qu’il est difficile de connaître toutes les initiatives prises en ce domaine. Ce niveau d’information purement factuel n’aura pas suffisement nourri le débat de fond, qui émerge désormais.

Sous la forme d’un colloque à l’initiative du Fonds Roberto Cimetta, avec le soutien de l’Institut Français, une importante réunion générale des opérateurs de la mobilité s’est tenue à Fès/Maroc du 12 au 14 mai 2006. Elle a permis d’énoncer quelques grands principes partagés, de faire le point sur l’existant, et de présenter quelques textes fondateurs.

Plus récemment, le 13 septembre 2010, à l’initiative de la Commission Européenne et du Fonds Roberto Cimetta, l’essentiel des organisations qui se préoccupent de la mobilité des artistes et des opérateurs, qu’elles viennent d’Europe, d’Afrique ou du Monde Arabe, se sont réunies à Bruxelles sous la forme d’un "think tank" informel pour comparer les modes de fonctionnement des unes et des autres, mais surtout pour confronter les expériences en cours et tenter de définir des enjeux communs.
Toutes impliquées à un échelon ou à un autre de ces questions, les organisations invitées étaient les suivantes:

- Le Fonds Roberto Cimetta

- The Gulbenkian Foundation

- Safar Fund

- La Fondation Européenne de la Culture

- l’Organisation Internationale de la Francophonie

- Arts Move Africa

- The Prins Claus Fund

- Felix Meritis Foundation

- Young Arab Theatre Fund

- Arab Education Forum

- TransEuropéennes

- Ford Foundation

Sans grandes difficultés, une convergence certaine a émergé autour de quelques principes Leur évolution doit s’netendre comme une suite logique aux changements de paradygme évoqués plus haut.
Ces principes tendent tous à ne pas restreindre la mobilité à un simple voyage, aucune des organisations précitées ne souhaitant être ramenée à la seule fonction "d’agence de voyages spécialisée".
On peut les présenter en deux catégories, ceux qui protègent directement les Droits Humains, et ceux qui agissent concrètement sur le terrain.


- Au chapitre des Droits, l’équitabilité exige des relations équilibrées entre opérateurs et artistes du Sud et du Nord. On doit cependant constater que les chefs de file de partenariats culturels sont trop rarement issus du Sud, ce qui revient à dire que la plupart de ces projets sont pilotés et donc invariablement influencés par des opérateurs du Nord, quand bien même ils témoigneraient de la meilleure volonté. Nous sommes là face à un indicateur impitoyable, qui, certes, souligne immédiatement un réel besoin de formation et de structuration, mais aussi interroge la légitimité d’une "critérisation nordique" face à une culture du projet éventuellement différente au sud .

- De même, l’importance de la mobilité culturelle en tant que facteur de paix, émissaire de la diversité culturelle, facilitateur du dialogue, a été soulignée à maintes reprises par les professionnels du secteur, mais ne semble toujours pas perçue de manière opérationnelle par les décideurs politiques. Il reste encore à les convaincre de l’importance du fait culturel autant dans l’émergence que dans la résolution des conflits.

- Enfin, entendre l’hospitalité en tant qu’investissement partagé plutôt que geste charitable est, pour nos morales traditionnelles, autant au sud qu’au nord, une idée difficile à appréhender, et ce conservatisme n’est pas pour rien dans l’ignorance des bénéfices potentiels qu’on pourrait tirer de nos visites croisées. Il y a pourtant là, oûtre de réelles économies d’échelle, le germe du respect mutuel, bien plus important que la compassion passagère inspirée par les médias. L’hospitalité est une fenêtre de connaissance, un enrichissement.

Traduire ces principes par une action concrète sur le terrain oblige les experts octroyant les bourses de voyage au respect de trois conditions:


- La première concerne sans nul doute l’impérative nécessité de structurer les équipes et les territoires.
Le voyage du bénéficiaire n’est plus un aller simple.
Jusqu’à très récemment, l’objectif consistait à repérer et séduire les meilleurs artistes du sud, à les rapatrier en terre européenne, où leur créativité servait les intérets d’image de nos dirigeants, ou les intérets matériels de nos entreprises culturelles. Cette manière de faire, qui, depuis les indépendances, a graduellement pris le pas sur une véritable coopération, a vidé ces pays de leur "matière première créative", les a appauvri aussi sûrement que l’a fait le pillage de leurs ressources physiques, et, il faut le dire, avec la complicité fréquente de leurs élites dirigeantes.
Une bourse de mobilité ne se justifie que par l’effet structurant que rapportera le bénéficiaire dans son pays d’origine. Le paradoxe de ce voyage, c’est que son bénéfice se mesure plus au retour qu’à l’aller.


- Cette nécessité de structuration implique naturellement un principe de retour sur investissement. On considère donc la bourse de voyage comme une mise de fonds, une "prise de risques" collective assumée par les financeurs des fonds de mobilité dont l’objectif est de travailler à l’émergence de coopérations artistiques internationales. A ce titre, il ne serait pas inutile de tenter de chiffrer le rapport "investissement/bénéfice" de telles aides. Pour beaucoup d’artistes ou d’opérateurs, un billet d’avion peut représenter plusieurs mois de salaires, mais son coût reste un investissement extrèmement rentable au regard de la chaîne de bénéfices induits qu’il peut générer.
On passe alors de la vision d’un bénéfice individuel à celle d’une dynamique collective. Il est toujours judicieux de mettre en perspective le montant de la bourse de voyage et le montant de ses retombées économiques espérées. En tout cas, c’est une comparaison chiffrée qui ne saurait laisser indifférents les experts concernés.


- Espérer des retombées revient à s’inscrire dans le temps. Chaque voyage se profile dans un long-terme, dans le continuum de l’action de développement. Nul doute que les experts en charge de la sélection y seront sensibles.
Mais durabilité et structuration des équipes et des territoires ne peuvent se méler et se concevoir sans un projet de société. Le voyage individuel doit mener à une réflexion du bénéficiaire sur sa position dans l’espace collectif, et doit s’entendre comme un moment privilégié de prise de conscience politique. Inversement, la collectivité doit accepter ce regard individuel rendu extèrieur par le voyage, et accepter la réforme qui pourrait en découler.




Concluons sur ce projet de société:
Prévoir le temps, c’est aussi élargir le débat. Au sud de la Méditerrannée, 70% de la population a moins de vingt ans. Lorsque toutes ces générations seront en âge de circuler, des milliers d’artistes ou d’opérateurs feront valoir leur droit à courir le monde. Faudra-t-il parvenir à créer d’énormes fonds de mobilité internationaux pour répondre à leur légitime demande ? Ou, au contraire, les principes de la Démocratie auront-ils fait naître au local de véritables politiques culturelles, élaborées avec les citoyens pour répondre à leurs besoins ?
Ce projet de société aura-t-il intégré dans son ADN l’indispensable articulation bio-diversité/diversité culturelle/pluralisme démocratique ? Aura-t-il reconnu à la Culture son incontournable rôle développeur, pacificateur, libérateur ?

Si la réponse est oui, les fonds de mobilité internationaux seront devenus inutiles, car ce sera bien la puissance publique locale qui inventera, adaptera, maîtrisera, l’ensemble des dépenses utiles au collectif, y inclus l’investissement dans la mobilité de ses esprits les plus brillants, perçue comme un processus d’enrichissement partagé.
Si la réponse est non, la pression et l’injustice seront telles que la mobilité aura fait la place à l’exode sans retour, au déplacement administratif, aux ghettos, aux conflits.
La question s’éloigne de la compétition globale entre les nations, et c’est bien l’ensemble de toutes ces décisions politiques locales sur le projet de société qui répondront définitivement à l’espoir de mobilité.

Ferdinand Richard, mars 2011