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Intervention Africalia

Intervention Africalia

septembre 2003
Ferdinand Richard


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Ici comme là-bas...
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N’étant plus assimilé à une destination à la mode, et encore moins à un "pays prescripteur" (alors qu’une bonne partie de l’Art Contemporain occidental lui doit nombre de ses racines), il est pourtant commun de marquer un intéret culturel pour le continent africain, où tout un chacun, persuadé (sans le dire, mais en le pensant si fortement qu’on l’entend) que l’Afrique n’ayant aucune chance de jamais coller en temps réel aux standards du développement économique globalisé (mais le veut-elle vraiment, et aurait-elle raison de le vouloir ?...), son seul salut dépend en fait de sa capacité à être un réservoir de "matière brute" intellectuelle où, du côté occidental,"l’industrie des contenus" (appellation politiquement correcte bien utile à un show-biz élargi) et, plus encore, toute université en voie de privatisation, pourront trouver pour moins cher (beaucoup moins cher) la précieuse matière grise, le carburant de nos économies dominantes.

Y inclus les artistes...

(...la première des preuves étant que la reconnaissance professionnelle de l’artiste africain passe souvent par une expatriation obligée en Occident...)

D’une certaine manière, que cela ait été consciemment voulu ou non, (et tout en saluant au passage un certain nombre d’initiatives occidentales, individuelles ou institutionnelles, sincèrement déterminées à promouvoir l’autonomisation des sociétés africaines), ce double jeu reste dans le droit fil d’une certaine "coopération culturelle", où l’on pense encore qu’aller "former les artistes africains et leurs opérateurs" les rendront compétitifs sur le marché global des loisirs, où l’on pense encore que la festivalisation de la Culture est le meilleur moyen de donner à manger aux artistes du continent, quitte à ce que l’Afrique-au-quotidien devienne de plus en plus un désert culturel soldé aux évangelistes les plus malhonnêtes, à leurs télévisions, et à leurs radios parfois meutrières
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De fait, peu de spécialistes osent creuser l’épineux dossier des conditions requises pour une bonne économie de la culture en Afrique (mais sommes-nous si sûrs d’avoir une bonne économie de la culture dans nos propres régions ?).

Il est vrai que, au nord, développer un tel sujet ne garantit aucune prise de bénéfice, loin de là.

Comment donc énoncer les pré-requis d’un développement économique local où les artistes et leurs accompagnateurs joueraient un rôle "excitant" (au sens premier du terme), suffisement noble et enraciné pour qu’il fasse l’objet d’une "exportation" globale controlée par ses propres producteurs ?

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Puisqu’ici il serait malvenu de s’abandonner plus longtemps au pessimisme (tout compte fait bien commode, au moins de ce côté-ci de la Méditerrannée...), les interrogations du prétendu "formateur" que je suis (n’échappant évidemment pas aux errements propres à mes confrères) se doivent de déboucher sur le "toilettage" d’un certain nombre d’attendus. Poussé par l’intuition, je tente ici, sans aucune maestria universitaire, un autre angle de vision face à six "fourre-touts" conceptuels dont plus personne (y compris moi-même) n’arrive à mesurer précisement les résonnances sur le terrain.

Le débat doit rester ouvert...

1) territoires (de l’art) :
Il est inévitable, ici comme là-bas, de re-dessiner des espaces de développement qui soient naturels, qui correspondent à l’aire d’évolution idéale des artistes, des publics, des patrimoines communs, des marchés, etc..., et admettre que ces nouveaux espaces ont des frontières maléables, modifiables, non-militaires... Parallèlement, il faudra peut-être arriver un jour à bannir le contestable sobriquet de "sous-région", survivance d’une exploitation quadrillée inverse des vitalités émergentes. Avant de parler de limites administratives, il faudrait surtout prendre à bras le corps la question de la relation des peuples entre eux et entre leurs patrimoines, ce à quoi seuls les africains peuvent légitimement prétendre, et plus particulièrement les artistes, voix des peuples.

Mais cet irréductible mouvment s’inscrit lui-même dans la problèmatique mondiale des niveaux administratifs, des transferts de pouvoir entre états et supra-collectivités, ou de leurs détournements par des réseaux parallèles. A quoi nos enfants feront-ils face, dans deux ou trois générations ? A des institutions globales, gendarmes du monde, ou à un éclatement violent et incontrolable des sociétés au bénéfice de clans mafieux, de juntes délictueuses ? Que sera devenue la diplomatie des états-nations ?

L’Afrique pourra-t-elle (osera-t-elle) un jour devenir une alternative, proposer au monde d’autres systèmes d’administration territoriale, plus humains, plus souples, plus efficaces. Evidemment, à ce jour, tout concourt à ce que cette naïve prospective soit tenue pour utopique, mais pourtant nos propres logiques d’aménagement sont elles-mêmes en pleine redéfinition, et bien audacieux serait celui osant affirmer aujourd’hui la prépondérance de tel ou tel shéma territorial...

Au final, la seule chose dont on peut être certain, c’est que l’ensemble de ces cadres amorce des transformations radicales....

2) culture et développement (économique) :
Dans mon pays, en France, notre système si particulier d’exception culturelle (celui pour lequel, à juste titre, il est indispensable de mourir sur les barricades érigées face au rouleau compresseur de l’Industrie des Loisirs) a pourtant déconnecté les artistes émergents de la problématique de l’économie de leur message, qui, au-delà de la bulle protectrice de la sphère publique (qui finit toujours par "passer commande", et donc altérer, in fine, la définition du "bon goût"), ne peut que passer, évidemment, par une autonomisation financière.

Comment soutenir, ici et là-bas, tout mouvement de masse qui ferait que n’importe quel citoyen lambda (africain ou européen) inscrirait dans ses habitudes l’achat de produits culturels de qualité, durables, chargés de contenus, pas nécessairement coûteux, "fabriqués à la main" par des artistes ou des entreprises locales et privées, financièrement viables, économiquement autonomes ?

Comment rendre la consommation culturelle la plus intelligente possible ?

Cette question me semble inscrite dans les finalités de l’action culturelle publique, et ne pas y répondre, c’est prendre le risque d’installer durablement des perfusions vicieuses dont personne, à la fin du compte, ne sortira vainqueur.

3) enjeux sociaux (supermarché, paix et sécurité) :
Avant tout, il semblerait qu’il faille mener systématiquement l’enquète, et demander aux publics africains ce qu’ils attendent de l’action des artistes dans le champs social, car ils en sont les premiers destinataires. Ceci implique bien entendu une étude fine des décalages, des contradictions, des diversités.

Du temps et de l’écoute...

Peut-être faudrait-il cesser d’exporter le concept européen de "culture pour tous" qui, dans le meilleur des cas, se traduit par une attitude paternaliste ("on va vous amener de bons produits culturels jusque dans votre parcelle") et dans le pire par la tentation de la "FNAC africaine", espace climatisé réservé à quelques capitales du continent, où une bourgeoisie africaine fortunée pourra trouver tout ce qui est en vitrine aux Champs-Elysés (éventuellement hors-taxes).

... Et donc privilégier le travail sur les meilleures conditions de l’émergence de la "culture de tous", c’est-à-dire tout ce qui concerne l’outillage de proximité, la prépondérance de la production locale, les micro-financements des micro-entreprises culturelles, etc... et laisser vivre la dynamique naturelle de "fertilisation croisée", l’alchimie artistique qui sommeille en chacun de nous, les petits réseaux commerciaux, etc...

(... mais là encore, la remarque peut être prise en compte dans nos propres régions...).

A contrario, si l’on examine les sources de la plupart des conflits dans le monde, il semble bien que mettre sous le boisseau ces légitimes émergences contribue grandement à ces violences.

Finalement, mieux que toutes les polices, le développement culturel pourrait être un excellent (et économique) contributeur de paix et de sécurité.

4) transfert de compétence (industries de la formation) :
Dans la terminologie des professionnels, les termes "transfert de compétence" ont désormais évincé le mot "formation". Qu’entend-t-on au juste, car, d’une certaine manière, nous allons aussi en Afrique pour apprendre à modifier nos propres méthodes.

De même qu’en Europe, il conviendrait de prendre en compte ce que nous convenons d’appeler rustiquement les syndrômes du "pré- et post-stage".

Avant d’entamer quelque transfert que ce soit, l’adéquation préalable au terrain et aux objectifs, de même que l’évaluation fine du suivi, y inclus dans des procédures particulières, semblent inévitables, et c’est un lieu commun de le dire.

Mais il y a encore exportation vers l’Afrique de modules de formation "bruts de décoffrage", si l’on peut dire, passablement déconnectés des réalités, même lorsqu’ils sont mis en place avec les meilleures intentions, et encore plus contestables lorsqu’ils constituent une source de revenu non négligeable pour les officines européennes qui les "commercialisent".

Un exemple frappant de cette bonne volonté de plus en plus inadaptée peut être la multiplication depuis déjà quelques années de formations "importées" à destination des techniciens du spectacle. On peut s’interroger sur l’efficacité de ce "multi-couche" de formation technique si l’on cumule les nombres, finalement assez élevés, de bénéficiaires de ces formations, et la qualité moyenne des prestations actuelles dans les grandes villes africaines. Il n’est évidemment pas question de laisser entendre ici que la formation technique en ce domaine (et dans d’autres) est vaine, mais peut-être de déplacer le débat vers la question des débouchés professionnels de ces jeunes gens. Où sont-ils passés ? Avons-nous prévu un moyen de suivre leurs pistes ? Pouvons-nous leur garantir une formation permanente ? Ou bien, une fois la subvention empochée, est-ce que ce devoir de "traçabilité" devient le cadet de nos soucis ?

Plus encore, de quels outils d’évaluation dispose le financeur public pour s’assurer du bénéfice réel de telle ou telle dépense de formation ?

Et le deuxième volet de la question concerne bien sûr la mise en réseau ultérieure, le rapport paritaire et durable entre professionnels de continents différents, transformation directe et obligée du premier rapport "formateur/stagiaire".

Car il ne devrait pas être possible de prévoir une opération de formation sans prévoir son "réseau" subséquent, pas plus que son espace d’application.

5) passage générationnel (culture des clans) :
Dans ce domaine aussi, notre secteur culturel européen est bien plus déficient qu’il n’apparaît.

Se targuant d’être un des temples de la démocratie, il connait cependant (au moins sur notre continent) quelques dérives conservatrices, et il ne serait pas surprenant d’y constater un décevant rapport "rotation de dirigeants/âge moyen du capitaine". Le machisme y fait les mêmes ravages qu’ailleurs (au moins en ce qui concerne la classe dirigeante des grands établissements culturels francophones), et on ne compte plus les crocodiles indéboulonnables...

En Afrique aussi...

Il est frappant de constater l’âge moyen des professionnels africains dans les grands marchés culturels du continent. Sans vouloir verser dans un "jeunisme" aussi malsain que la défense des mandarins, il est pourtant navrant de voir à quel point des esthétiques émergentes portées par de jeunes artistes peuvent être totalement occultées par le (petit) téléphone de brousse du milieu artistique de l’Europafrique.

Et lorsque l’émergence devient geyser incompréssible, lorsque le jeune artiste devient jeune génie, l’adoubement se fait à l’arraché, créant des rancoeurs tenaces et contre-productives...

Il pourrait être profitable à l’Afrique et à l’Europe que ce transfert générationnel retrouve les voies de l’initiation traditionnelle, plutôt que celles du brutal affrontement commercial propre aux marchés occidentaux.

En l’occurence, nous retournons à la double question des outillages de proximité et des territoires, car cette initiation ne peut se faire que dans des lieux appropriés, des "parcelles de culture", qui reprennent alors, d’une certaine manière, leur symbolique d’ "école-sanctuaire".

Et, bien entendu, il reste à produire une "méthodologie africaine de la formation"...

6) rétention de l’information (délit d’initiés) :
Comme pour la question de la formation, c’est "l’après-transfert de données" qu’il convient de mesurer.

La question récurrente, ici comme là-bas, est celle de l’accès aux informations dites "réservées". Les professionnels européens de la Culture savent bien à quel point il est coûteux (que ce soit en espèces ou en travail valorisé) d’obtenir une information de première qualité, c’est-à-dire triée, classifiée, exploitable, et avant tout antérieure à l’acquisition faite par les organisations concurrentes, notamment en ce qui concerne l’obtention de fonds publics...

Sur le marché des subventions, la concurrence est féroce...

C’est une banalité de dire que ce négoce est identique (voire encore plus sensible) en Afrique. Par conséquent, la justification démocratique du transfert ne se trouve évidemment pas dans les quantités d’informations livrées, ni même dans leurs qualités, mais bien sûr dans l’éthique de leur distribution.

Prévoir un développement de l’information sans sécuriser un tant soit peu le chemin qui l’amène aux véritables destinataires est une négligence coupable.

Et c’est bien la nature de ce "chemin" qui est politique, pas tant l’information en elle-même.

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Pour conclure, il faut enfin parler de l’essentiel, du pouvoir en marche des symboles et des esthétiques...

L’urgence est de soutenir avec ténacité l’innovation, les nouvelles signatures, les surprises,...

L’urgence est que les artistes se sortent de l’enlisement kitch dans lequel les "servitudes" (dans tous les sens du terme) économiques les contraignent.

L’urgence est que l’Afrique reprenne le rôle de générateur artistique mondial qu’elle a pû connaître entre les deux guerres.

L’urgence est que l’Afrique, sous certains aspects, nous soit à nous européens un modèle profitable.

Nous le savons tous, les talents sont là, l’accumulation millénaire des données est exceptionnelle, et elle est prète à nourrir généreusement et à tout moment l’émergence de nouveaux dessins, de nouveaux sons, utiles ici comme là-bas.
Nous sommes face à une mine d’or d’un genre nouveau (ou ancien, mais nous avons perdu nos propres souvenirs).

Ceci implique des trajets et des outils différents.

Toute innovation du language n’a-t-elle pas toujours supposé une innovation symétrique du véhicule ?

Ceci implique entre autres plus de chercheurs africains, plus d’anthropologues, plus de professeurs d’art, plus d’artistes bien sûr, issus des écoles du continent quelqu’elles soient, officielles ou autodidactes, mais directement (et durablement) immergés dans la population, en contact permanent avec les émergences.

Il faudrait abattre les murs des internats, ici comme là-bas..

Entre autres champs de développement, l’Afrique peut aussi devenir la plus belle et la plus accueillante école d’art au monde.

Ferdinand Richard, Bruxelles, 20/09/2003.

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