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Pourquoi s’impliquer dans les débats culturels européens ? Quelles actions (...)

Pourquoi s’impliquer dans les débats culturels européens ? Quelles actions pour quels besoins ?

25 octobre 2008
Ferdinand Richard

Intervention dans le cadre de la 16eme Assemblée Générale de Culture Action Europe à Marseille

Nous le savons tous, sur l’ensemble du continent, les arts et la culture ont souffert de deux types d’asservissement :

- celui des chauvinismes, pour le service du prestige national, pour la communication des gouvernements, des chefs d’états, des exécutifs locaux.

- celui des monopoles, pour une optimisation de l’exploitation industrielle des produits culturels, la calibration des publics, la maîtrise des contenus, la valorisation du tourisme.

Ces exploitations ont été lisibles à tous les niveaux de nos politiques culturelles, autant dans les financements publics que dans les aménagements de territoire, autant dans la distribution des produits culturels que dans le traitement réservé aux professionnels, autant dans la silencieuse acceptation d’une Culture à deux vitesses que dans son enfermement au sein d’une bulle schizophrène.
Ces exploitations ont surtout contribué à ce que soit freinée toute anticipation politique d’une action culturelle continentale concertée. La Culture Européenne ne s’est toujours pas affranchie des interdits des états-membres ou des industries globales, et on ne peut que constater que ses institutions n’ont guère eu de prise sur ce domaine réservé.

Aujourd’hui, tout bascule, cependant.
Nous sommes nombreux à sentir les tressaillements de la montagne, résultantes d’autres bascules qu’on souhaiterait extérieures à notre petit monde, alors qu’elles sont en elles-mêmes des émergences ou des engloutissements culturels.

Nous avons peur de tout, de la disparition du Ministère de la Culture, de la dématérialisation des supports, de la privatisation de l’information, de l’effacement des langages, des sons, des couleurs, des odeurs, de la misère du monde, de l’Europe sans visage...

La meilleure manière de juguler les facteurs anxiogènes, c’est de les regarder dans les yeux. Regardons nos trois peurs en face :

1) Le processus d’intégration européen, lent mais persistant, rend irrecevable la vieille compétition entre Etats-nations. L’Europe ne peut plus être l’addition de prestiges nationaux plus ou moins compatibles. Demain, le seul projet politiquement possible sera pour l’Europe de devenir un réseau équitable de collectivités, de bassins de populations et d’activités, une foisonnante plate-forme d’échanges multi-latéraux conjuguant droits culturels des individus, diversités culturelles, ethniques, géographiques, professionnelles, économiques, confessionnelles, etc..., y compris par certains de ses aspects démonétarisés. Un autre échange est possible.

2) La profonde mutation du financement de la Culture et des Arts est certainement plus inquiétante. Elle résulte du nouveau rôle, évidemment différent selon les cas, que chaque bailleur de fonds souhaite leur attribuer. Subvention pour les uns, marché public et appel d’offres pour les autres, la nouvelle donne dans la recherche de financements brouille les mots, les procèdures, les évaluations, la légalité. Que sont réellement des recettes propres ? Est-il légal de se constituer un fonds de roulement ? Un contrat avec l’Union Européenne peut-il être considéré comme une lettre de créance ? Une association est-elle une entreprise ? Un artiste est-il un entrepreneur ? Qui est artiste professionnel ? Aujourd’hui, chaque bailleur de fonds, chaque pays a ses positions sur ces sujets, mais en tout cas, la recherche et la gestion du financement passera par une “culture administrative” européenne, qui, loin de n’être qu’un accroissement de la bureaucratie, doit être aussi considérée dans ses qualités éthiques, partenariales, durables. Nous ne sommes pas seulement dans une sollicitation individuelle de bienveillance princière ou mécènale, nous construisons et nous assumons collectivement des chaînes de financement.

3) L’insupportable cynisme infligé par les pays riches aux pays pauvres se traduit légitimement par la colère. La coopération culturelle, mal comprise, peut générer de brûlants retours de flamme, et beaucoup d’entre nous s’interrogent sur son utilité. Certes, nous avons de multiples exemples prouvant que la Culture est la condition sine qua non d’une bonne politique de stabilité, mais à condition qu’elle se défasse de sa diplomatie culturelle parfois obscure, parfois choquante. Pour ne plus générer de réactions violentes, une nouvelle coopération doit se vouloir européenne, et porter ces mêmes valeurs que nous souhaitons mettre en oeuvre sur ce continent, échange équitable, relation multi-latérale, structuration durable, accessibilité, proximité, économie locale, transparence, transversalité.





Répondre à ces trois peurs requiert une volonté stratégique. Chacun exprimera la sienne, mais on peut déjà en dégager cinq traits :

1) Il faudra nous intégrer dans une logique territoriale multi-latérale, et au passage, on soulignera fortement ce paradoxe : l’échelon territorial pertinent, la proximité, ce sera l’Europe, de plus en plus, à travers sa politique d’appui structurel inter-régional, à travers sa proposition de refonte des échelons territoriaux (nomenclature NUTS), à travers la nécessaire réforme de ses institutions. Et j’ose ici une incongruité : les élections au Parlement Européen sont des élections territoriales.

2) Il nous faudra acquérir une reconnaissance des autres secteurs (économie / emploi, affaires sociales, droits / citoyenneté, diplomatie / coopération, etc...) à travers des programmes généralistes. Nous vivrons la Culture comme une proposition systémique, transversale, un trajet perpétuel, une transformation sans fin à travers tous les paysages, toutes les pratiques, toutes les langues, et non pas comme un patrimoine fini, entreposé dans un coffre numéroté. Par conséquent, il nous faudra améliorer notre visibilité, traduire notre jargon, augmenter notre poids politique.

3) Il nous faudra définitivement en finir avec la logique du prestige national, ou du prestige local (celui-ci n’étant que la transposition du premier), qui réduit trop souvent la programmation artistique à n’être qu’une suicidaire compétition entre fous du roi, sans considération pour les désirs des peuples, sans respect du temps de l’artiste, sans respect de la vie de son oeuvre, une débauche de projets hétéroclites plus ou moins bien finis, packagings re-lookés encombrant la cheminée de notre salon.

4) D’urgence, il nous faut mieux résister à la pression globale, notamment lors des négociations internationales, en contribuant collectivement à l’élaboration d’un corpus de règles, contrats, droits, utilisables dans l’arène mondiale. Tâche ingrate et fastidieuse, certes, mais rien n’est plus culturel que l’élaboration de la loi, condensé d’usages et de principes.

5) Nous avons à repenser une coopération culturelle internationale autonome, dégagée des diplomaties culturelles, à partir de l’échelon européen. Bien sûr, il nous faut inventer des centres culturels européens basés sur de nouveaux objectifs, de nouveaux modes de fonctionnements, construits autour de compagnonnages entre structures culturelles, mais il nous faut aussi repenser le sens des capitales culturelles, la Fondation Anna Lindh, soutenir les réseaux, les fonds de mobilité, la recherche en politique culturelle européenne, etc... bref, quelle coopération voulons-nous et pour quoi faire ?





Les actions à mener sont innombrables, restent à inventer, et je n’aurai pas la prétention d’en faire ici une liste qui serait forcément incomplète. On peut cependant imaginer qu’elles appartiendront à deux possibles familles :

1) La première famille rassemble tout ce qui contribuera à créer des espaces de concertation pour définir les éléments de “doctrine culturelle” du projet européen, et avant tout pour dessiner les délicats équilibres entre périphéries et centres, consommation et pratique, éducation et économie, partenariats et singularités, autonomie et soutien public, etc...). Il faut bien sûr y associer nos candidats politiques, nos institutions publiques, et les interroger sur leur engagement culturel européen... Il faut aussi y faire émerger la parole des citoyens.

2) la deuxième famille rassemble tout ce qui contribuera à former les personnels (en particulier en France) capables d’intégrer, de maîtriser, d’influencer tous les programmes structurels, qu’ils soient directement ouverts à la Culture ou pas, ainsi que tous les centres de planification ou de décision ayant à traiter du fait culturel, directement ou pas, tous les réseaux d’institutions publiques. De ce point de vue, et comparativement à d’autres secteurs (environnement, recherche scientifique, action sociale), nous présentons une faiblesse certaine en ressources humaines, ayant plus orienté nos formations professionnelles vers les métiers de la production, de la gestion ou de la communication, et pas assez sur la veille et le suivi des différents modes de financement.





En conclusion, et malgré l’assombrissement de notre ciel, ce qu’il est convenu d’appeler la crise actuelle, globale et sectorielle à la fois, me semble aussi établir pour notre secteur l’opportunité d’un changement historique.
Je ne doute pas un instant que la mutation européenne, malgré ses passages inconfortables, puisse rapprocher avantageusement oeuvres et territoires, populations et poésies.
Nous avons là l’occasion unique de rebondir vers le monde, de maîtriser un tant soit peu les nouvelles orientations de politique culturelle, de participer directement à ces importantes décisions.
C’est à ce prix que nous pourrons renforcer la qualité et l’écoute de la parole des artistes, sauver ce qui peut l’être de la création contemporaine. Le rythme et le sens de cette transmutation dépendent de nous.

Ferdinand Richard, octobre 2008.