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Les changements de paradigme actuels affectent la mobilité des Arts et de la (...)

Les changements de paradigme actuels affectent la mobilité des Arts et de la Culture.

Dans l’échange Euro-Arabe, le partage des richesses culturelles pourra-t-il contribuer à la paix, au développement, à la liberté ?

Ferdinand Richard, président du Fonds Roberto Cimetta

Valletta 2018 Foundation.
International Conference on Cultural Relations in Europe and the Mediterranean
Malta | 4th and 5th September 2014

Mesdames et Messieurs,

Très souvent, au sujet de la mobilité des artistes et des opérateurs culturels, les cercles professionnels comme leurs interlocuteurs institutionnels orientent leurs débats autour de la question des visas.

Le sujet des "visas d’artistes" fait effectivement partie des questions sensibles, et probablement une des plus apparentes, mais de récentes initiatives de dialogue entre opérateurs culturels, DG EAC et Home de la Commission Européenne apportent de nouveaux éléments, de nouvelles statistiques, et replacent la question des "visas professionnels" dans une dimension plus large, ou même plus éthique : voulons-nous définir une forme spécifique de visa pour une catégorie spécifique d’usagers, en excluant d’autres catégories ? Ou allons-nous plutôt réorganiser le processus de délivrance des visas de manière à le rendre plus compatible avec les Droits de l’Homme, l’efficacité, la transparence, pour mieux l’harmoniser entre Etats-membres, afin de traiter tous les citoyens sur le même pied d’égalité ?

Au final, la question des visas n’est que la partie émergée d’un iceberg.

Si l’on veut considérer la mobilité des artistes et des opérateurs culturels, il faut alors assumer une série de considérations et de pré-requis :


- La mobilité est un investissement de long terme en faveur du développement local, le paradoxe étant que la partie la plus importante de la mobilité est le moment où le bénéficiaire retourne sur sa base et partage les bénéfices de son voyage avec sa communauté, dans la perspective la plus durable possible d’un développement local. C’est l’instant du "retour sur investissement", et la véritable justification du soutien que lui a accordé sa communauté. Ce n’est que le début d’un effet à long terme. Incidemment, si l’on prend en compte le vaste sujet du développement local, il faudrait lier de manière cohérente la question des fonds de mobilité à celles d’autres fonds de développement (fonds de production, micro-financement, etc.) .


- "L’échange équitable" doit être la règle. L’époque de "l’humanitaire culturel" à relants néo-coloniaux est révolue. Les artistes et les opérateurs culturels issus des régions du monde non-occidentales savent ce qu’ils ont à faire, sont aussi capables que leurs homologues occidentaux, ont développé des initiatives propres, et, plus que l’aumône, ils recherchent des "compagnonnages", des "co-constructions équitables". Au contraire de ce qui prévaut encore dans les projets de coopératon culturels euro-arabes, les operateurs culturels du sud doivent devenir chefs de projet, et pas seulement des partenaires-alibis. Le fait que cela ne soit pas le cas aujourd’hui doit être soigneusement analysé, les explications se réduisant à un manque de compétence n’étant plus acceptables. Quelles sont les vraies raisons qui font que près de 70% des chefs de projets soutenus par la Fondation Anna Lindh sont des organisations basées au Nord ?


- Collectivement, il est urgent que nous procédions à l’établissement de diagnostics territoriaux culturels fiables, mis à jour, étant entendu que les réalités (qui sont très diverses d’un endroit à l’autre) sont difficiles à connaître en temps réel, à planifier, à évaluer, à suivre. De tels diagnostics fiables ne peuvent émerger sans la pratique de la mobilité.

En juin dernier, à Santa Cruz de Teneriffe, en partenariat avec l’Association des Managers Culturels des Iles Canaries, le Fonds Roberto Cimetta a organisé un séminaire global avec la participation de financeurs de la mobilité des artistes et des opérateurs culturels venant de divers continents, et les considérations ci-dessus leur sont apparues prioritaires.

Plus préalable encore, il m’apparaît que les spectaculaires évolutions que connaît aujourd’hui ce que nous appelons le champs Culturel doivent être urgemment considérées.

En premier lieu, le champs Culturel et ceux qui l’animent sont souvent présentés comme constituant un environnement policé, progessif, et plutôt pacifique, où la modération et le consensus prévalent. Examinant les changements récents de paradigme, il est aussi possible, cependant, de la qualifier de zone de guerre, tant la démocratie, la liberté et l’égalité y ont peu leur place.

L’expression artistique est dans le même temps un chemin vers la liberté d’expression, un générateur de contenus de loisirs, un processus de reconnaissance mutuel et personnel, un outil de construction d’identité, la transcendance de la vie ordinaire.
Ces natures sont différentes et possiblement conflictuelles.
Les politiques culturelles énoncent les priorités accordées à certaines d’entre elles, et puisqu’elles aussi sont susceptibles de différer d’un endroit à l’autre, elles peuvent aussi générer du conflit.
Les politiques culturelles ne sont pas toujours démocratiques, et pas toujours dédiées à la paix, et il n’est pas évident de garder à l’esprit que les politiques culturelles peuvent être sources de conflits, ou même facteurs déclancheurs de guerre.

Pour autant, l’architecture légale globale (Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Convention Unesco sur la Diversité Culturelle, etc.) et ses nombreuses pré- et post-déclarations (Déclaration d’Arc-et-Senans 1972, Déclaration de Fribourg, Agenda 21 Culture, etc.), bien que peu appliquée et respectée, tend à présenter la Culture en tant que manifestation de diplomatie douce, point de convergence, outil de réconciliation.
Nous n’en sommes toujours pas là, et le futur proche n’est pas très encourageant de ce point de vue.
Il serait utile de décrire et analyser ces noeuds d’instabilité préalablement à toute feuille de route.

Des changements de paradigme fondamentaux sont apparus durant les dernières années, qui affectent directement le développement culturel local, et par conséquent les formes et les destinations de la mobilité des artistes et des opérateurs culturels, y inclus au sein des échanges euro-arabes.

Bien que n’ayant pas l’intention de les décrire tous, je vais tenter de me concentrer sur ceux qui ont un effet immédiat sur nos activités et sur la mobilité des artistes et des opérateurs culturels, et je les classerai en trois larges catégories :

- les changements dans le contexte économique ;

- les changements dans le contexte institutionnel ;

- les changements dans le contexte de la Défense et de la Sécurité.

Changements dans le contexte économique

Durant les dernières années, le leadership des industries culturelles globales a été bouleversé, conséquemment à une révolution complète dans la fonction de l’Objet Culturel, et dans la nature de ses canaux de distribution. Je dirais de manière un peu caricaturale que, lentement mais surement, Hollywood cède la place à Google. Les unités de production sont soumises aux lois de la distribution digitale.
Ceci affecte le monde entier.

Dans le même temps, de nouveaux fonds d’investissement apparaissent, disposant d’énormes quantités de liquidités, et investissant massivement les champs du cinéma, de l’édition de livres, de la musique de loisirs, des jeux électroniques, des médias, de l’éducation, etc.
J’en citerai deux parmi bien d’autres : The Shangaï Culture Industry PE Fund a 1,16 milliard d’euros à investir. The Providence Equity Partners (USA, UK, Chine, Inde, Afrique du Sud) a 37 milliards de dollars à investir, chiffres qu’il convient de comparer avec les fonds dédiés des programmes européens ou Unesco, ou avec les budgets que consacrent les états-membres de l’Union Européenne à leurs programmes nationaux de coopération culturelle internationale.
Et je ne m’attarderai pas ici sur les nouveaux géants de la production culturelle, tels que les compagnies privées ou semi-publiques du Brésil, de Chine, d’Afrique du Sud, du Nigéria, de Turquie, de Corée du Sud, etc.
Est venu désormais le temps des series populaires de ces pays, des musiques de night-clubs monopolisées par les producteurs electro-dance du Nigeria ou du Ghana, soutenus par les grands noms de la production musicale venus à grand frais des studios de la Côte Ouest des Etats-Unis, etc. Certains d’entre eux sont devenus les premiers producteurs d’objets d’artisanat qui n’appartiennent pas à leur Culture. La Chine est aujourd’hui le principal producteur et vendeur de djembés, la precussion traditionnelle de l’Afrique de l’Ouest.

... Sans parler de l’irresistible ascension des compagnies globales de téléphonie mobile et d’internet qui deviennent à leur tour de proéminents éditeurs de contenus. Aujourd’hui, certains grands réseaux de téléphonie mobile ont lancé leur propre maison d’édition musique et image, signant directement des contrats d’édition avec les artistes.

Ce que nous avions coutume d’appeler le monde des major-companies est dans un changement rapide et total.
La guerre est dans une phase de mouvements rapides.

Penser que des initiatives publiques telles que celles lancées par l’ONU, l’Europe ou leurs états-membres puissent résister frontalement à ces nouveaux bull-dozers (qui, au passage, se soucient bien peu des traités internationaux tels que la Convention UNESCO sur la Diversité Culturelle, ou même de l’article 1 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme traitant de l’égalité de la dignité) est un mirage, et requérerait en tout cas des ressources financières qui sont inenvisageables dans les temps actuels.

Tous les jours, de nouveaux avatars apparaissent, démontrant que le soi-disant marché libre l’est de moins en moins, et devient de plus en plus contraignant. Récemment, YouTube a décidé unilatéralement de facturer lourdement son utilisation par les producteurs musicaux indépendants qui souhaitent utiliser ses services. Aujourd’hui, cet espace n’est plus "libre".

L’espoir existe, cependant...
La stratégie de ces nouveaux bull-dozers est basée sur des mouvements rapides, des circulations accélérées de capitaux, une rotation courte des marques et des produits, d’énormes profits instantanés. Ils négligent les marchés de niche, les marchés hautement spécialisés et leur clientèle, basés sur l’importante valeur ajoutée de chaque produit, et sur la satisfaction durable des consommateurs.
Considérant ces nouveaux paradigmes, il semble que nous devions diversifier les approches, "remplir les espaces vides", que les atouts de la Culture et leurs bénéfices tangibles sont également disponibles dans l’ingéniérie culturelle, dans le renforcement des capacités, dans les savoirs-faires artistiques, dans le dialogue social, dans le foisonnement de l’émergence, tous éléments qui sont centraux dans toute production artistique ou culturelle, mais qui ne sont pas encore sous le contrôle de ces nouveaux géants.

Récemment, de jeunes (et moins jeunes) opérateurs culturels ont développé d’intéressantes expérimentations : incubateurs pour micro-entreprises culturelles, systèmes de micro-financements, partage d’espaces de travail, "fablabs", réseaux institutionnels locaux pour le soutien de "start-ups", marchés en ligne, circuits courts de distribution, échanges peer-to-peer de toutes sortes, etc. Bien que ces nouveaux réseaux soient encore fragiles et dans une phase expérimentale, je crois qu’ils représentent le seul chemin acceptable vers un marché libre, diversifié, autonome, indépendant, digne, éthique, et par conséquent vers la liberté de parole.
Partageons ces expériences avec le monde. Ce sera le meilleur moyen pour les idées nouvelles de fertiliser notre héritage, de rafraîchir nos sources.

Changements institutionnels

Un autre changement d’importance est celui que les autorités locales connaissent déjà depuis un certain temps pour ce qui concerne leurs forces créatives.
Un malentendu majeur provient de la confusion faite entre industries culturelles locales et industries culturelles globales. Bien que l’Europe les traite sans distinction, les secondes représentent probablement la principale menace pour les premières.
Elles ne partagent pas les mêmes objectifs, elles ne fonctionnent pas de la même manière, ne suivent pas les mêmes calendriers, ne nécessitent pas les mêmes formes d’investissements, ne génèrent pas les mêmes profils d’emploi, etc.

Malheureusement, aujourd’hui, au niveau des décisions institutionnelles, il semble bien que ce soit les intérets des industries culturelles globales qui prévalent.
Ceci a donné lieu à certaines conséquences directes, entre autres la priorité accordée aux ’Triangles d’Or" de la créativité (par exemple Londres/Amsterdam/Paris) où tous les grands moyens (medias, éditeurs, financeurs, lieux de diffusion artistique majeurs) ont été concentrés, devenant ainsi d’irrésistibles aimants pour les créatifs (à travers une mobilité à sens unique), vidant les prériphéries de leurs ressources créatives. Les confins de ces triangles d’or sont perçus comme des réserves de "matériau brut", des fournisseurs de Recherche et Développement gratuits, et nous assistons en fait à la spoliation des autorités locales de leurs investissements dans l’éducation et la formation.
Mais le contexte commence à changer.
Quoiqu’on puisse penser du Traité de Lisbonne, il pousse graduellement les autorités locales à vouloir que leurs territoires et populations soient perçus comme des sources créatives. Elles ne peuvent atteindre cet objectif sans réserver un traitement spécifique à leur propre population créative, aux yeux de laquelle elles se doivent aussi d’apparaître attractives (de manière à échapper à leur propre désertification).
Il n’est pas inutile de rappeler ici que dans plusieurs pays européens, y inclus la France, ces autorités locales sont de loin et depuis longtemps les premiers financeurs publics de la créativité.

Combinés avec les différentes politiques communautaires de voisinage, ou les divers accords bi-latéraux avec des pays-tiers, les trois objectifs des Fonds Structurels (convergence, compétitivité régionale, et coopération) réaffirment clairement que l’approche inter-régionale ne peut plus être déconnectée de la Politique Extérieure de l’Europe. Par conséquent, l’Europe ne peut plus se contenter aujourd’hui d’un modèle futur uniquement basé sur une Europe des Nations et ses Triangles d’Or, elle doit aussi mettre en oeuvre un réseau multi-latéral et instantané des communautés locales européennes.

L’espoir peut aussi provenir de la lente mais persistante dissémination de traités internationaux tels la Convention de l’Unesco sur la Diversité Culturelle. Pas exemple, CGLU (Cités et Gouvernements Locaux Unis), un réseau majeur d’autorités locales, en rassemblant plus de mille venues de toute la planète, promeut depuis bientôt dix ans l’Agenda 21 Culture, somme de recommandations pratiques et concrètes, qu’on peut aussi considérer comme un mode d’emploi à l’usage des investisseurs publics de la créativité locale afin qu’ils ne soient pas spoliés par les acteurs globaux.
Au passage, on notera avec intéret que ce document est publié par une coalition mondiale d’autorités locales, pas par une coalition de nations.

Certes, sur le long terme, chacun doit espérer que cette seconde ligne de front dans la guerre culturelle, entre petits et grands, finisse par tourner à l’avantage de tous dans un schéma "gagnant-gagnant". Mais ce bénéfice général ne sera possible que lorsque les juridictions appropriées auront la force de faire appliquer ces traités, en particulier la Convention 2005 de l’Unesco pour la Protection et la Promotion de la Diversité Culturelle.
Les décideurs globaux des politiques et stratégies culturelles doivent désormais écouter attentivement le concert permanent, simultanée, global et ubiquitaire de tous ces clusters locaux, ne serait-ce que parce qu’ils sont déjà en contact quotidien, tout autour de la Terre, et surtout parce qu’ils sont à la source des contenus, probablement la plus précieuse valeur des décades à venir, avant même l’énergie et les ressources minières.

En résumé, le glissement/partage du pouvoir culturel du niveau national au niveau local (public ou privé) semble bien être un défi majeur pour les Nations, qu’elles soient du Sud ou du Nord.
Ce mouvement ne saurait être stoppé. Il doit être entendu, compris, intégré, négocié, planifié, car les politiques culturelles ne pourront pas se développer correctement tant que cet enjeu de pouvoir ne sera pas intégré.

Changements dans les politiques de sécurité

Dans certains cercles, apparaît un intéret croissant pour le rôle de la Culture dans les politiques de défense et de sécurité. En Europe, il se dit que des officiers de haut rang souhaitent organiser des séminaires de réflexion sur ces sujets.
Mais pour la plupart des politiciens, la Culture a toujours été écartée des discussions sur le sujet. Elle l’est encore aujourd’hui, alors que la notion de "soft power" alimente les conversations (et les malentendus) entre diplomates, remplaçant plus ou moins avantageusement la poussiéreuse "diplomatie culturelle", politiquement correcte mais philosophiquement vide.

En Europe, l’espace de discussion pour ces sujets est réduit à la portion congrue, le terrain étant occupé par de nombreux autres sujets, tels que la convergence des armées des Etats-membres, l’harmonisation des industries de l’armement, la sécurisation des héritages coloniaux, etc. Les concepts originaux n’ont aucun espace pour émerger, et le débat reste confisqué par les principaux partis politiques traditionnels.

En conséquence, une réflexion profonde sur le rôle de la Culture dans les questions pré- et post-conflit reste à venir, et pourrait être le dernier espace possible pour d’innovantes réflexions sur le sujet.

Au moment où, bon an mal an, la vitesse de l’intégration européenne se maintient, et où se réaffirme le désir (et le besoin urgent) pour l’Europe de sanctuariser des zones amies et pacifiques dans son voisinage, la relation entre la Culture et les diplomates gagnerait à être entièrement reconsidérée.

L’instrumentalisation de la Culture par des mécanismes de diplomatie culturelle nationale (iste), telle qu’elle a pu être activée encore récemment (cf. Lettre de Cadrage sur la Diplomatie Culturelle, Bernard Kouchner, Ministre français des Affaires Etrangères, Sept. 2009 : "La mondialisation s’accompagne d’une compétition accrue dans tous les domaines. La prospérité et la sécurité de notre pays, la promotion de nos intérêts et de nos valeurs passent par une capacité renforcée à projeter notre langue, notre culture, nos idées, notre vision de la société et du monde." "C’est là, j’en suis convaincu, une politique qui relève essentiellement de l’Etat et une des missions fondamentales du ministère des Affaires étrangères et européennes.") n’est plus de mise aujourd’hui, d’autant plus que les objectifs profonds des autorités locales n’ont pas à s’aligner sur des disputes "bloc-contre-bloc", mais doivent au contraire viser à renforcer le partenariat multi-latéral, à promouvoir leurs propres capacités à "créer, susciter, participer au dialogue global".
Les échanges culturels internationaux devraient être entendus comme des exemples de coopération régionale, et il serait judicieux de prendre en compte leur capacité à faciliter la paix.

La révision de l’analyse des causes de conflits est une autre urgence, poussée par l’ombre inquiétante de la Théorie du Choc des Civilisations, qui continue insidieusement son chemin dans les médias occidentaux et les consciences de nos concitoyens, des deux côtés de la "ligne de front". C’est probablement la pire menace pour l’équilibre global, car la compatibilité sociale de son messianisme est simplement impossible.

Inévitablement, nous touchons là l’analyse du rôle de la Culture dans la génération des conflits, comme dans leur résolution.

La plupart des conflits en cours ont de fortes motivations culturelles (ou cultuelles), et produisent de terribles dommages collatéraux. Intégrer cela est le premier pas dans le combat contre la soi-disante "inévitable" guerre entre civilisations. Sans se limiter au niveau des intérets nationaux, les décideurs politiques devraient aussi considérer les germes des conflits locaux, leurs multiples causes, et leur résolution par les "discussions de voisinage", la tolérance de la diversité culturelle.

Dans cette perspective, il sera aussi intéressant d’analyser l’échec de la doctrine 5 + 5 qui a lié 10 pays de l’Ouest méditerranéen, 5 au Nord (Portugal, Espagne, France, Italie et Malte) et 5 au Sud (Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Lybie) afin de sécuriser les frontières entre ces deux blocs, par une approche strictement limitée à la police des frontières, sans aucune considération pour la diversité culturelle. Cette posture n’a réglé ni l’afflux d’immigrants illégaux, ni les disparités économiques, et encore moins les malentendus culturels, carburants des conflits potentiels.

Vu des quartiers populaires de Marseille, où je demeure depuis 25 ans, le troisième facteur de changement concerne l’interaction de plus en plus évidente entre "la tranquilité au dehors et la tranquilité à la maison". Elles sont aujourd’hui totalement liées, nourries qu’elles sont par la même communication globale et instantanée. Les arguments contre "le Choc des Civilisations" seront aussi utiles dans nos zones sensibles. Les facteurs de malentendus sont les mêmes, et portent le même potentiel de violence.

Il faut donc considérer les conflits modernes au-delà de leur seule dimension de dispute territoriale ou économique. Manifestement, ils sont aussi dépendants de malentendus culturels.

Depuis la guerre du Vietnam, nous savons que les moyens de la guerre ne sont pas seulement technologiques, mais culturels, locaux et globaux. Assurément, nous devons admettre aujourd’hui que les fondamentalistes religieux recrutent dans les banlieues des pays riches. La vraie question n’est pas seulement de savoir "comment", mais "quelles erreurs avons nous commises dans ces banlieues qui rendent ces enfants si perméables à la propagande, d’où qu’elle vienne ?". Cette question précise interpelle directement nos politiques culturelles. Ne serait-ce que pour cette seule raison, la politique culturelle devrait être considérée comme un des points sensibles et centraux de la gouvernance, et certes pas comme un élément accessoire de la pompe nationale.

Conclusions

Quelque soit le mode de transformation qu’elle choisira, la rénovation politique aura peu de chances de surgir si elle ne respecte pas quelques fondamentaux, au premier rang desquels le lien indéfectible entre bio-diversité, diversité culturelle, et pluralisme démocratique, chacun d’entre eux nourissant les deux autres, dans une transformation collective de concepts passifs en dynamique politique. C’est dans cet équilibre que la mobilité des artistes et des opérateurs culturels prendra tout son sens.

Chaque jour qui passe met au grand jour la médiocrité de plus en plus flagrante des anciennes stratégies. Un changement radical dans l’approche politique est la condition indispensable pour de nouvelles propositions (y inclus culturelles) innovantes, transversales, intégrées.

Nous aimons dire que le changement ne saurait venir sans la participation active et militante du monde politique, à qui nous reprochons ses absences culturelles. En effet, comme à l’accoutumée, nous, opérateurs culturels et artistes, pourrons et activerons des dynamiques, et nous savons que si elles ne devaient pas être relayées par les forces politiques, elles n’auraient aucune chance de progresser.
Pour autant, cela nous force aussi à considérer notre (in)capacité au plaidoyer, à la négociation. Nous comptons dans nos rangs d’excellents artistes et meta-artistes (comme je nomme parfois les opérateurs culturels), mais aujourd’hui nous manquons cruellement de négociateurs.

Chaque périphérie est un centre. C’est l’histoire de l’humanité.
Et les lois de la Physique nous enseignent que venir d’une périphérie procure une force d’accélération, et donc une force de pénétration.
Les pouvoirs centraux finissent toujours à cause de leur aveuglement, s’enfermant dans leurs armures d’acier, oubliant la régénération de leurs organes internes, ignorant le pouvoir de la fertilisation externe.

La mobilité de l’artiste est une des conditions essentielles du développement, et la garantie de la liberté passe par la multiplication des angles de vision.
Les artistes regardent le même objet, mais leur perpétuelle errance décuple leur regard.
Ils remettent au centre les choses et les gens.
Ils sont probablement les êtres les plus réalistes sur cette planète.

Je vous remercie de votre attention,

Ferdinand Richard, Malte, 4 septembre 2014