founding declarations and texts
La Jeunesse européenne et sa diversité musicale

La Jeunesse européenne et sa diversité musicale

décembre 2005
Ferdinand Richard

Table ronde JMI Bruxelles

La Jeunesse européenne et sa diversité musicale*

Le texte reproduit ici est soumis à copyright et son téléchargement et utilisation est destiné uniquement à un usage privé.

En général, les journalistes mélangent allègrement « différence », « identité culturelle »,
« culture européenne », « démocratie culturelle », etc. Nous traiterons essentiellement ici de « diversité musicale ». Le terme de diversité est en
soi assez ambigu et je ne suis certes pas qualifié pour en examiner tous les aspects
philosophiques et politiques. Néanmoins, lorsque ce terme est associé à la musique, à la
jeunesse et à l’Europe, il prend une perspective particulière, assez différente (bien que liée
jusqu’à un certain point) de ce qui est abordé lorsque nous parlons de la diversité culturelle
dans un cadre politique, que ce soit au niveau territorial ou global.
Mais sommes-nous bien conscients des changements constants que connaîit ce paysage?
Il me semble utile d’évoquer le poids politique et stratégique réel et actuel
de la jeunesse et de la musique, en pointant quelques chiffres spectaculaires et récents :
1) Je ne dispose pas des statistiques pour l’ensemble de l’Union Européenne, mais si on
additionne la population des 8 pays méditerranéens de l’UE plus celles des 11 pays
côtiers de la Méditerranée, on obtient quelques 435 millions d’habitants. Ce qui nous intéresse
ici, c’est que 25 % ont moins de 15 ans, soit 118 millions de personnes. La majorité de ces
jeunes écoute ou pratique la musique. Voici donc le véritable poids politique et stratégique de
la musique dans cette partie du monde dans les quinze prochaines années et nous ne
parlons pas uniquement de loisirs pour les jeunes. Ce poids massif influera aussi sur la
cohésion sociale, sur le maintien de la Paix, l’émancipation de la population, le
développement industriel, l’aménagement du territoire, etc.…
2) Selon Le Syndicat National des Editeurs Phonographiques Français (qui représente
peu ou prou le syndicat des Majors-Companies dans ce pays), les Maisons de disques
indépendantes possèdent 23,5 % des parts du marché mondial du disque, mais seulement
16,1% au niveau européen, et un étonnant et misérable 3,3% en France, qui est
certainement le pays européen le plus en retard sur ce point).
Ces statistiques ont été publiées en 2002, mais j’ai bien peur que la situation n’ait guère
changé depuis.
Ceci affecte directement la diversité culturelle. Publiquement, nous parlons de
décentralisation des politiques culturelles, de respect de la diversité culturelle, mais au niveau
des entreprises de l’industrie des loisirs, nous pouvons observer une constante sur-
centralisation et globalisation, aussi bien des décisions stratégiques, que de la production
artistique, que des techniques de marketing, que du profil des emploi dans le secteur, etc.….
3) Une des principales radios privées de Londres a récemment décidé d’établir son
palmarès non pas en fonction des meilleures ventes de disque, mais par rapport au
téléchargement légal sur le Web. Trois d’entre les 5 premiers de ce classement
différaient du classement Top 5 habituel, celui établi en fonction des ventes.
4) Confrontons-nous, à présent, au spectaculaire changement générationnel des habitudes
de consommations et de la structuration du marché. Selon une enquête IPSOS-Reid de 2001,
le nombre d’internautes téléchargeant de la musique varie considérablement en fonction des
générations : en France, 57 % des internautes de moins de 24 ans téléchargent de la musique
alors qu’ils ne sont plus que 34 % pour les internautes de plus de 25 ans. Les chiffres
respectifs sont de 67 % et 40 % pour la Hollande, 70 % et 46 % pour l’Italie ou encore 75 %
et 40 % pour la Suède. De plus, si l’on considère les perspectives suivantes, on commence à
obtenir une vision plus claire des outils qui seront utilisés par les jeunes pour favoriser, dans
la mesure du possible, la diversité musicale en Europe. Selon une étude du Screen Digest en
juin 2002, les ventes de CD ou d’enregistrement musicaux en ligne sur le Web seront
multipliées par 4 entre 2003 et 2005 (soit de 411 millions d’euros à environ 1600 millions),
les téléchargements légaux de musiques seront multipliés par 50 (de 3 millions d’euros à 152)
et les inscriptions à des sites de services pour la musique seront multipliées par plus de 100
(3,2 millions d’euros à 362 millions).
- Une édition récente du fameux magazine new-yorkais «Rolling Stones» relate, par ailleurs, l’excellente santé de la société CLEAR CHANNEL, dirigée par un ancien officier de l’US Air Force, Lowrys Mays, entrepreneur texan républicain proche de la famille Bush.
Cette société monopolise aujourd’hui plus de 70 % des productions de concerts aux États-Unis, tous styles confondus (Je vous laisse imaginer ce que cela représente en nombre de concerts et de publics). Elle possède environ 1200 stations de radio dans ce pays et commence à acheter d’importants afficheurs publicitaires en Europe (et notamment en France), une acquisition probablement préalable à l’achat des tourneurs de concerts (déjà effectué en Belgique), ce qui serait logique d’un point de vue commercial.
C’est donc dans ce contexte que nous devons penser à la protection de la diversité culturelle de la jeunesse en Europe, sa nécessité ou son inutilité, ses outils potentiels, ses cartographies, ses conséquences politiques.
Étant un opérateur musical depuis maintenant plus de trente ans, en contact permanent
avec les jeunes musiciens de Marseille, mais aussi avec ceux des banlieues dévastées
de Kinshasa, avec les jeunes moyens-orientaux de toutes origines ethniques ou avec
la jeunesse particulièrement isolée de l’extrême nord de la Russie, je ne gloserai pas sur la
diversité en tant que telle, mais j’essaierai plutôt d’énoncer les conditions préalables à la protection de cette diversité.
1) La première condition est, bien entendu, liée à la brûlante dialectique centre/périphéries. Relativement peu d’entre nous ont aujourd’hui conscience que nous devrons
urgemment choisir entre deux type d’Europe. Devons-nous accepter l’Europe prédominante,
selon laquelle tous les pouvoirs, toutes les ressources financières, et tous les canaux de
communication seront concentrés dans quelques régions d’Europe, regroupés dans quelques
villes majeures, quelques « triangles d’or » tels que Londres/Amsterdam/Paris, ou tels que
cette nouvelle perspective en cours de construction entre Vienne et les capitales des pays
d’Europe Centrale, ou encore entre Berlin, les capitales baltes et Varsovie, sans parler du lien
entre le Nord-Ouest de l’Italie particulièrement riche et l’axe Lyon/Grenoble ? Ces « triangles
d’or » (se superposant de manière insidieuse aux régions officielles dans le processus
européen) engendrent automatiquement d’autres zones, bien marginalisées quant à elles,
réduites à l’état de réserves de matériaux bruts (y compris intellectuels et artistiques, pour ne
pas dire patrimoniaux), ces périphéries n’étant ni dotées de politique de développement
suffisamment adéquate, ni respectées au niveau politique, et délaissées en termes d’initiatives
pour l’emploi, etc.… Ces « triangles d’or » ont, de surcroît, un fort pouvoir d’attraction pour
les jeunes gens en général, les musiciens et leurs manageurs en particulier. Ils renforcent évidemment les tendances monopolistiques, affaiblissent les entreprises locales indépendantes et leurs réseaux. (Mais de la même manière, c’est aussi l’état actuel des politiques de coopération et de développement culturel, en Afrique par exemple…).
Si nous voulons sécuriser la diversité musicale émanant de la jeune population européenne,
nous devons, dès le départ, lui donner ses chances en lui permettant d’enraciner ses microentreprises
dans ses proximités, de les consolider au travers de réseaux économiques
efficaces, à partir desquelles elles pourront, dans une complète autonomie, s’adresser au reste
du monde avec une production locale de qualité.
2) La deuxième condition concerne les esthétiques.
C’est une question récurrente qui avait été posée avant même que quelqu’un ne pense à
l’existence d’une Union Européenne. Nous touchons là aux non-dits de l’esthétique dominante
liée au pouvoir, au privilège de la définition de la beauté, à la question de la sophistication.
Nous savons tous que trop de sophistication peut parfois conduire au Kitch. Nous savons tous
qu’un son limpide, intemporel, d’une évidence surnaturelle, peut aussi fleurir dans un contexte d’illettrisme. Nous savons tous que la possession d’une centaine de disques ne vous garantit pas d’être mieux éduqué qu’un aborigène de la forêt amazonienne, qui ne possède qu’une flûte. Les nouvelles esthétiques naissent toujours d’un détournement (pour ne pas dire d’une perversion) des règles existantes.
Elles apparaissent toujours au moment et là où personne ne les attend. Elles évoluent sans
cesse et ce qui était laid ou non-abouti hier peut acquérir toute sa valeur demain. Tout est
possible et nous devons être flexibles et prêts à accepter que le « neuf et surprenant » puisse
prendre la place du « beau et acquis ». C’est une question d’éthique.
Pour ma part, je considère que les esthétiques et le goût ont des points communs avec les
religions. C’est une élaboration strictement personnelle, privée, pour ne pas dire secrète, qui,
dès que l’on veut en faire une responsabilité collective, menace rapidement de favoriser des
tendances fascisantes. La diversité ne peut être garantie si l’opérateur confond ses goûts
personnels, ceux des bailleurs de fonds publics, et ceux des destinataires de l’action. La
diversité ne peut être garantie si les règles du bon goût terrorisent les jeunes citoyens au
moment même où ils forgent leur identité culturelle.
3) La troisième condition concerne la transmission de connaissance.
S’il est vrai que la musique s’apparente aux mathématiques, elle a aussi le pouvoir de défier la
raison. Les enseignants se chargeront de la partie technique. En parallèle, il appartient aux
artistes, aux musiciens, aux shamans, de transformer l’équation en larmes. Comme pour la
fièvre, nous parlons là de contagion, cela ne s’enseigne pas. Dans cette perspective, il
convient de ré-interroger l’éducation, le système d’enseignement musical, la fonction des
enseignants, le cadre pédagogique, et surtout sa finalité.
Prenons un exemple : après de nombreuses discussions avec le CNR de Marseille, le jeune
professeur en charge de la classe d’électro-accoustique dans cet établissement a pu, sous
certaines conditions, ouvrir son cours à un enseignement plus informel, attirant ainsi certains
jeunes venus du mouvement electro, hip-hop, dance, « noise », etc.... Le résultat est
spectaculaire. La qualité générale des musiques électroniques a sérieusement augmenté. La
classe est un véritable « shaker » de tous types d’influences. Rigueur et qualité sont remises
au centre. Personne n’est forcé d’accepter telle ou telle domination esthétique. Le professeur
est là pour favoriser la bonne pratique, les économies de procédures, rien d’autre. Et, in fine, je crois que c’est la seule manière de conférer indépendance et respect,
d’exporter le succès, de garantir les diversités et donc d’apporter une valeur ajouté
considérable à la région et à la ville.
Indirectement, je conclurai par une citation de Huma Yusuf, journaliste au Friday
Times à Lahore au Pakistan, extraite d’un article écrit en août 2004 sur
l’actuelle frénésie collective des Pakistanais pour le blanchiment de leur peau : « Depuis
plusieurs années, l’Occident s’oriente vers un modèle social sans frontières raciales, en
combattant le racisme, le sexisme et tous préjugés liés à l’âge ou à l’appartenance sociale.
Pourtant, lorsque sommes confronté au prototype d’un être humain apparemment idéal, libéré
de ces étroits énoncés sociaux, cela nous procure une horrible sensation. Prenons l’exemple
de Michael Jackson : il est blanc et noir, femme et homme, vieux et jeune, riche et pauvre. Il
incarnerait donc le rêve de l’humanité. Et nous sommes terrifiés par ce Frankenstein, qui est
le pur produit d’une société s’acharnant à effacer toutes les différences ».

Ferdinand Richard

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